C’est Issa qui vit le premier la fumée. Il avait toujours eu des yeux d’aigle. Alors que j’étais campé sur ma colline en tâchant de trouver un sens aux révélations de ma mère, Issa repéra de la fumée de l’autre côté de la mer.
« Seigneur ? »
Je ne répondis rien, trop ahuri que j’étais par ce que je venais d’apprendre. Je devais tuer mon père ? Et ce père était Aelle ?
« Seigneur ! insista Issa, m’arrachant enfin à mes pensées. Seigneur, regardez, de la fumée. »
Il pointait le doigt vers le sud, en direction de la Dumnonie, et au départ je crus que la blancheur n’était qu’une tache plus claire parmi les nuages, mais Issa était sûr de son fait, et les autres lanciers m’assurèrent à leur tour que c’était de la fumée, non des nuages ou de la pluie. « Il y en a d’autres, Seigneur », dit-il, montrant du doigt une autre tache blanche qui se détachait sur la grisaille.
Un feu pouvait être un accident : une salle incendiée, peut-être, ou un champ sec embrasé, mais par un temps aussi humide jamais un champ n’aurait brûlé et, de toute ma vie, jamais je n’avais vu deux salles dévorées par les flammes en même temps, à moins que l’ennemi n’y eût jeté ses torches.
« Seigneur ? me pressa Issa qui, comme moi, avait une femme en Dumnonie.
— On rentre au village. Tout de suite. »
Le mari de Linna consentit à nous faire traverser la mer. Le voyage n’était pas long, car le bras de mer ne faisait pas plus de quelques lieues et c’était la route la plus courte pour rentrer au pays, mais, comme tous les lanciers, nous préférions un long voyage au sec et cette traversée fut bel et bien une épreuve. Un fort vent d’ouest s’était levé, chargé de nuages et de pluie, provoquant brièvement une forte houle contre laquelle nous protégeaient mal les plats-bords de notre embarcation. Tandis que nous écopions, les voiles en lambeaux se gonflaient, claquaient et nous entraînaient dans le sud. Notre batelier, qui n’était autre que mon beau-frère Balig, déclara qu’il n’y avait rien de tel qu’un bon bateau sur la mer par vent fort et, en beuglant, remercia Manawydan de nous avoir envoyé un temps pareil, mais Issa fut malade comme un chien et moi-même j’eus des haut-le-cœur. C’est donc avec un grand soulagement que nous accostâmes en Dumnonie au milieu de l’après-midi, à trois ou quatre heures seulement de chez nous.
Je payai Balig, puis nous nous enfonçâmes dans un pays plat et humide. Il y avait un village non loin de la grève, mais ses habitants avaient vu la fumée et avaient peur. Nous prenant pour des ennemis, ils coururent se réfugier dans leurs cabanes. Le village possédait une petite église, une simple chaumière avec une croix de bois clouée sur le toit, mais tous les chrétiens étaient partis. L’un des païens demeurés au village m’expliqua qu’ils avaient tous filé dans l’est : « Ils ont suivi leur prêtre, Seigneur.
— Pourquoi ? Où ça ?
— Nous n’en savons rien, Seigneur. » Il jeta un coup d’œil en direction du lointain panache de fumée. « Les Saxons sont-ils de retour ?
— Non », le rassurai-je, espérant ne pas me tromper. Moins épaisse maintenant, la fumée semblait être à une dizaine de lieues seulement, et je doutais qu’Aelle ou Cerdic aient pu s’enfoncer aussi loin en Dumnonie. Ou alors c’est que la Bretagne tout entière était perdue.
Nous pressâmes le pas. La seule chose qui nous importait, désormais, c’était de retrouver nos familles au plus vite. Dès lors que nous les saurions en sécurité, nous aurions tout le loisir de découvrir ce qui se passait. Pour rejoindre la salle d’Ermid, nous avions le choix entre deux routes. L’une, la plus longue, s’enfonçait au cœur des terres et demandait quatre ou cinq heures de marche, le plus souvent dans l’obscurité, mais l’autre passait à travers les marais salants d’Avalon : une route semée de marécages et de fondrières bordées de saules, d’étangs couverts de roseaux. À marée haute et par vent d’ouest, la mer s’avançait parfois jusqu’ici et engloutissait les voyageurs imprudents. Il y avait des routes à travers le grand marécage et même des sentiers boisés qui menaient jusqu’aux saules étêtés, où les villageois plaçaient leurs pièges à anguilles et à poissons, mais aucun de nous ne les connaissait. Nous préférâmes tout de même nous y engager, car c’était la voie la plus rapide pour rentrer chez nous.
Le soir tombait lorsque nous trouvâmes un guide. Comme la plupart des habitants des marais, c’était un païen et, sitôt qu’il sut qui j’étais, il se fit une joie de nous offrir ses services. Au milieu du marais, nous aperçûmes le Tor, masse noire surgissant de la lumière déclinante. Nous aurions dû commencer par aller là-bas, nous expliqua notre guide, puis demander à un marinier d’Ynys Wydryn de nous conduire sur un bateau plat à travers les eaux peu profondes de l’étang d’Issa.
Il pleuvait encore lorsque nous quittâmes le village marécageux, les gouttes de pluie crépitant sur les roseaux et ridant les mares. Une heure plus tard, elle avait cessé pour laisser poindre peu à peu une lune laiteuse et blafarde derrière les nuages plus épars que le vent soufflait depuis l’ouest. Notre sentier enjambait des fosses noires sur des ponts de planche, puis continuait au milieu des pièges d’osier et serpentait de manière incompréhensible à travers des fondrières luisantes et désolées où notre guide marmonnait des incantations contre l’esprit des marais. Certaines nuits, confia-t-il, scintillaient d’étranges lumières bleues : les esprits des nombreuses personnes qui avaient trouvé la mort dans ce labyrinthe d’eau, de boue et de joncs. Le bruit de nos pas effarouchait la sauvagine qui s’envolait en poussant des cris perçants, les ailes des oiseaux paniqués dessinant des ombres noires sur les nuages chassés par le vent. Tout en marchant, notre guide me parla des dragons assoupis sous les marais et des goules qui s’insinuaient à travers ses vallées de boue. Il portait un collier de vertèbres d’un noyé : le seul charme sûr, affirmait-il, contre ces choses redoutables qui hantaient notre sentier.
J’avais l’impression de piétiner sur place, mais ce n’était que mon impatience et, mètre après mètre, accul après accul, nous nous rapprochions et, la grande colline paraissant de plus en plus haute dans le ciel de nuages déchiquetés, nous aperçûmes une lueur à son pied : un grand feu qui nous fit croire d’abord que la Sainte-Épine était la proie des flammes. Mais comme celles-ci ne paraissaient pas plus vives à mesure que nous approchions, je me dis qu’il devait s’agir de brasiers allumés pour quelque rite chrétien censé protéger le sanctuaire. Comme un seul homme, nous fîmes tous le signe contre le mal avant de mettre le pied sur la digue qui menait droit des marécages aux terres hautes d’Ynys Wydryn.
Notre guide nous laissa là. Il préférait les dangers des marais aux périls d’Ynys Wydryn en flammes. Il s’agenouilla devant moi et je le récompensai de mon dernier lingot d’or, puis lui fis signe de se relever et le remerciai.
Nous traversâmes tous les six le petit village de pêcheurs et de vanniers. Les maisons étaient plongées dans l’obscurité, et les allées désertées, hormis par les rats et les chiens. Nous nous dirigions vers la palissade de bois qui entourait le sanctuaire, et, si nous apercevions les panaches de fumée qui s’élevaient en tourbillonnant, nous n’avions encore aucune idée de ce qui se tramait à l’intérieur. Notre chemin passait devant l’entrée principale du sanctuaire ; en nous approchant, je vis que deux lanciers montaient la garde à l’entrée. Le feu qu’on entrevoyait par la porte ouverte éclairait l’un de leurs boucliers : et sur ce bouclier, je reconnus le dernier symbole que je m’attendais à voir ici. Le pygargue de Lancelot, tenant un poisson dans ses serres.
Quant à nous, nous portions nos boucliers sur le dos, si bien que leurs étoiles blanches étaient invisibles, et alors même que nous arborions la queue de loup grise les lanciers durent nous prendre pour des amis car ils ne nous lancèrent aucun défi en nous voyant approcher. Pensant que nous voulions entrer dans le sanctuaire, ils s’écartèrent. Et ce n’est que lorsque je fus à demi engagé dans l’entrée, curieux du rôle de Lancelot dans les étranges événements de la nuit, que les deux hommes comprirent que nous n’étions pas des leurs. L’un d’eux prétendit me barrer le passage avec sa lance : « Qui va là ? »
J’écartai sa lance puis, sans lui laisser le temps de sonner l’alarme, je l’attirai vers la porte tandis qu’Issa entraînait son camarade. Une foule immense se pressait à l’intérieur du sanctuaire, mais tous nous tournaient le dos et aucun ne vit l’algarade. Ils n’entendirent rien non plus, car la foule des fidèles chantait et psalmodiait, et leur babil confus étouffa le bruit discret de notre échauffourée. J’entraînai mon prisonnier dans l’ombre, au bord de la route, où je m’agenouillai à côté de lui. J’avais abandonné ma lance et je sortis alors le petit couteau que je portais à la ceinture : « Tu es un homme de Lancelot ?
— Oui, fit-il d’une voix sifflante.
— Alors que faites-vous ici ? C’est le pays de Mordred.
— Le roi Mordred est mort », répondit-il effrayé par la lame blanche que je tenais sur sa gorge. Je ne dis mot, car sa réponse me laissa tellement stupéfait que je ne trouvai rien à dire. L’homme dut croire que mon silence présageait sa mort car il prit un air désespéré :
« Ils sont tous morts !
— Qui ?
— Mordred, Arthur, tous. »
L’espace de quelques secondes, j’eus l’impression que mon univers vacillait sur ses fondations. L’homme se débattit brièvement, mais la pression de mon couteau le calma.
« Comment ?
— Je ne sais pas.
— Comment ? repris-je d’une grosse voix.
— Nous n’en savons rien ! Mordred est mort avant que nous arrivions et le bruit court qu’Arthur a trouvé la mort au Powys. »
Je reculai, faisant signe à l’un de mes hommes de tenir les deux captifs en respect avec la pointe de sa lance. Puis j’essayai de calculer combien d’heures s’étaient écoulées depuis la dernière fois que j’avais vu Arthur. Il ne s’était passé que quelques jours depuis que nous nous étions quittés à la croix de Cadoc, et Arthur avait pris une route beaucoup plus longue que la mienne. S’il était mort, la nouvelle ne serait certainement pas parvenue à Ynys Wydryn avant moi.
« Votre roi est-il ici ? demandai-je à l’homme.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Pour prendre le royaume, Seigneur, fit-il dans un murmure. »
Nous découpâmes des bandes de tissu de laine dans les manteaux des hommes pour leur ligoter les bras et les jambes, puis nous leur fourrâmes des poignées de laine dans la bouche pour les réduire au silence. Nous les fîmes rouler dans un fossé en les priant de se tenir tranquilles, puis je regagnai la porte du sanctuaire avec mes cinq hommes. Je voulais y jeter un coup d’œil quelques instants et en tirer tous les renseignements possibles avant de rentrer chez moi au pas de course. « Les manteaux sur vos casques, ordonnai-je, et les boucliers à l’envers. »
Nos queues de loup et les toiles de nos boucliers ainsi cachées, nous nous glissâmes dans le sanctuaire désormais sans gardes, prenant grand soin de rester dans l’obscurité et contournant la foule excitée pour rejoindre les fondations de pierre du sépulcre que Mordred avait commencé à bâtir pour sa mère morte. Du haut des murs, nous pouvions voir par-dessus la tête des fidèles et observer l’étrange cérémonie qui se déroulait entre les deux rangées de feux qui éclairaient Ynys Wydryn dans la nuit.
Au début, je crus à un autre rite chrétien analogue à celui dont j’avais été le témoin à Isca, parce que l’espace entre les deux rangées de brasiers grouillait de femmes qui dansaient, d’hommes qui se balançaient et de prêtres qui chantaient dans une grande cacophonie de cris perçants, de hurlements et de geignements. Des moines armés de fléaux de cuir se promenaient parmi les femmes en extase et cinglaient leurs dos nus, chaque coup provoquant de nouveaux hurlements de joie. Une femme se tenait à genoux à côté de la Sainte Épine. « Viens, Seigneur Jésus ! vagissait-elle, viens ! » Un moine la flagellait frénétiquement, la frappant si fort que son dos nu n’était qu’une plaie sanguinolente, mais chaque nouveau coup augmentait la ferveur de sa prière désespérée.
J’étais sur le point de descendre du sépulcre et de retourner au portail quand des lanciers sortirent des bâtiments du sanctuaire et repoussèrent brutalement les fidèles pour ménager un espace libre entre les feux qui éclairaient la Sainte Épine. Ils éloignèrent les femmes hurlantes. D’autres lanciers suivirent, dont deux qui portaient une litière, et derrière cette litière l’évêque Sansum conduisait un groupe de prêtres aux vêtements de couleurs vives. Bors, le champion de Lancelot, était là. Amhar et Loholt accompagnaient le roi des Belges, mais je ne voyais pas Dinas et Lavaine, les redoutables jumeaux.
Apercevant Lancelot, la foule se mit à hurler de plus belle. Les fidèles tendaient les mains vers lui ; certains s’agenouillaient même sur son passage. Il avait revêtu son armure d’écailles émaillées, dont il jurait qu’elle avait jadis appartenu à Agamemnon, et son casque noir aux ailes de cygne déployées. Sa longue chevelure noire huilée lui tombait dans le dos, plaquée sur le manteau rouge qui lui couvrait les épaules. La lame du Christ était à ses côtés et ses jambes étaient recouvertes par de grandes bottes de cuir rouge. Sa garde saxonne avançait derrière lui : tous des géants en cottes de mailles d’argent, armés de grandes haches de guerre qui reflétaient les flammes bondissantes. Je ne voyais pas Morgane, mais son chœur de saintes femmes tout de blanc vêtues tâchait vainement de faire entendre son chant par-dessus les geignements et les cris de la foule excitée.
L’un des lanciers portait un pieu qu’il plaça dans un trou préparé à côté de la Sainte Épine. Un instant, je crus qu’ils étaient sur le point d’y brûler quelque malheureux païen et je crachai pour conjurer le mal. La victime était sur la litière, car les hommes qui la portaient déposèrent leur fardeau à la Sainte Épine avant d’attacher le captif au pieu. Mais quand ils reculèrent et que nous pûmes enfin voir la scène correctement, je compris qu’il n’y avait ni bûcher ni captif. Ce n’était pas un païen qui était ligoté au poteau, mais un chrétien, et ce n’était pas à une mise à mort que nous assistions, mais à un mariage.
Et je pensai alors à l’étrange prophétie de Nimue sur le mariage d’un mort.
Le marié était Lancelot, et il se tenait maintenant à côté de son épousée ficelée à un poteau : une reine. L’ancienne princesse du Powys devenue princesse de Dumnonie, puis reine de Silurie : Norwenna, la belle-fille du grand roi Uther, la mère de Mordred, morte depuis quatorze ans. Elle gisait depuis lors dans sa tombe, mais on l’avait exhumée pour suspendre ses restes au poteau dressé près de la Sainte Épine chargée d’ex-voto.
Horrifié, je me signai contre le mal et passai la main sur les mailles de fer de mon armure. Issa me prit par le bras comme pour s’assurer qu’il n’était pas dans les affres de quelque cauchemar inimaginable.
La reine morte n’était guère plus qu’un squelette. On avait drapé ses épaules d’un châle blanc qui dissimulait mal ses effroyables lambeaux de peau jaunâtre et les morceaux de graisse et de chair blanche demeurés accrochés à ses os. Son crâne incliné était couvert de peau tendue ; sa mâchoire s’était décrochée et pendillait à son crâne, tandis que ses yeux n’étaient que des trous noirs dans son masque de mort éclairé par le feu. L’un des gardes avait placé une couronne de coquelicots au sommet de son crâne encore parsemé de mèches de cheveux qui tombaient sur son châle.
« Que se passe-t-il ? me demanda Issa à voix basse.
— Lancelot revendique la Dumnonie. En épousant Norwenna, il entre dans la famille royale de Dumnonie. »
Il ne pouvait y avoir d’autre explication. Lancelot s’emparait du trône de la Dumnonie, et cette macabre cérémonie au milieu des brasiers lui offrait un prétexte juridique pour le moins léger. En épousant la morte, il devenait l’héritier d’Uther.
D’un signe, Sansum réclama le silence et les moines qui portaient les fléaux crièrent à la foule de se calmer. Peu à peu, la frénésie se calma. De temps à autre, une femme hurlait et un frisson nerveux parcourait la foule, puis le silence finit par se faire. Les voix du chœur allèrent en s’amenuisant. Sansum leva les bras et pria le Dieu Tout-Puissant de bénir cette union d’un homme et d’une femme, de ce roi et de sa reine, puis invita Lancelot à prendre la main de son épouse. Lancelot tendit sa main gantée et souleva les os jaunes. Les joues de son casque étaient ouvertes et laissaient voir son large sourire. La foule poussa de grands cris de joie. Je me souvins des propos de Tewdric sur les signes et les présages, et je devinai que ce mariage impie était la preuve du retour imminent de leur Dieu.
« Par le pouvoir dont je suis investi par le Saint Père et par la grâce qui m’est donnée par le Saint-Esprit, cria Sansum, je vous déclare mari et femme !
— Où est notre roi ? me demanda Issa.
— Qui sait ? Mort, probablement. »
Puis j’observai Lancelot, qui souleva les os jaunes de la main de Norwenna et fit mine de les porter à ses lèvres. L’un des doigts se détacha lorsqu’il relâcha la main.
Incapable de résister à une occasion de prêcher, Sansum se mit alors à haranguer la foule. Et c’est alors que Morgane m’accosta. Je ne l’avais pas vue approcher et je ne sentis sa présence que lorsque sa main tira sur mon manteau. Me retournant alarmé, je vis son masque d’or scintillant à la lueur des flammes.
« Lorsqu’ils s’apercevront que les gardes ont disparu, me dit-elle à voix basse, ils fouilleront cette enceinte, et vous serez des hommes morts. Suivez-moi, imbéciles ! »
D’un air penaud, nous suivîmes sa silhouette noire et voûtée, contournant la foule pour nous réfugier dans l’ombre de la grande église. Elle s’arrêta là et me regarda droit dans les yeux : « Le bruit a couru que tu étais mort. Tué avec Arthur au sanctuaire de Cadoc.
— Je suis en vie, Dame.
— Et Arthur ?
— Il y a trois jours, il était encore vivant, Dame. Aucun de nous n’est mort au sanctuaire de Cadoc.
— Grâce à Dieu, lâcha-t-elle, grâce à Dieu. »
Puis elle saisit mon manteau et attira mon visage près de son masque : « Écoute-moi, reprit-elle d’un ton pressant. Mon mari a été contraint de s’exécuter.
— Si vous le dites. Dame. »
Je restai incrédule, convaincu que Morgane faisait de son mieux pour ménager les deux camps au cours de cette crise qui s’était abattue si soudainement sur la Dumnonie. Lancelot s’emparait du trône et quelqu’un s’était assuré qu’Arthur ne fût pas au pays à ce moment-là. Pire encore, on s’était arrangé pour nous envoyer, Arthur et moi, dans la vallée de Cadoc, et nous y tendre une embuscade. Quelqu’un avait comploté notre mort. Or c’était Sansum qui nous avait révélé le refuge de Ligessac, Sansum qui n’avait pas voulu abandonner l’arrestation aux hommes de Cuneglas, et Sansum encore qui se tenait devant Lancelot et un cadavre à la lueur de ces brasiers. Je soupçonnais le Seigneur des Souris de tirer les ficelles de toute cette sale affaire, tout en doutant que Morgane sût même la moitié des projets ou des menées de son mari. Elle était trop vieille et trop sage pour se laisser contaminer par la frénésie religieuse et essayait au moins de trouver une issue à cette cascade d’horreurs.
« Promets-moi qu’Arthur vit encore !
— Il n’est pas mort dans la vallée de Cadoc. J’en réponds. »
Elle marqua un temps de silence et je crus l’entendre sangloter sous son masque.
« Dis à Arthur qu’on ne nous a pas laissé le choix.
— Je le lui dirai. Mais que savez-vous de Mordred ?
— Il est mort, siffla-t-elle. Tué à la chasse.
— Mais s’ils ont menti à propos d’Arthur, pourquoi n’en auraient-ils pas fait autant à propos de Mordred ?
— Qui sait ? »
Elle se signa et me tira par mon manteau : « Venez ! » dit-elle brusquement, nous entraînant le long de l’église vers une petite cabane de bois. Quelqu’un y était retenu prisonnier, car j’entendais tambouriner sur la porte fermée par des lanières de cuir.
« Tu devrais rejoindre ta femme, Derfel, me dit Morgane en s’efforçant de défaire les nœuds de son unique main. Dinas et Lavaine se sont dirigés vers ta salle à la tombée de la nuit. Ils ont pris des lanciers. »
Un vent de panique me saisit et j’empoignai ma lance pour trancher la lanière de cuir. La porte s’ouvrit aussitôt. Nimue en sortit d’un bond, les mains crispées comme des serres. Mais elle me reconnut et se laissa tomber dans mes bras. Elle cracha sur Morgane.
« File, imbécile, grogna Morgane, et souviens-toi que c’est moi qui aujourd’hui t’ai arraché à la mort. »
Je pris les deux mains de Morgane, la saine et la brûlée, et les portai à mes lèvres : « Pour tout ce que vous avez fait cette nuit, Dame, je suis votre débiteur.
— File, imbécile, et vite ! »
Nous longeâmes les entrepôts, les cases d’esclaves et les greniers pour sortir du sanctuaire par un portillon où les pêcheurs rangeaient leurs bateaux de joncs. Nous prîmes deux petites embarcations en nous servant de nos lances comme de perches. Et je pensai au jour lointain de la mort de Norwenna, où Nimue et moi avions fui Ynys Wydryn de la même façon. À l’époque, comme aujourd’hui, nous nous étions dirigés vers la salle d’Ermid et, comme aujourd’hui, nous étions des fugitifs traqués dans un pays tombé entre des mains ennemies.
Nimue ne savait pas grand-chose de ce qui s’était passé en Dumnonie : Lancelot était venu et s’était proclamé roi. Mais au sujet de Mordred, elle ne pouvait que répéter ce que Morgane avait dit : que le roi était mort en chassant. Elle nous raconta comment les lanciers étaient arrivés au Tor pour la conduire au sanctuaire où Morgane l’avait emprisonnée. Elle avait entendu dire qu’une meute de chrétiens avait ensuite escaladé le Tor pour massacrer tous ceux qu’ils rencontraient sur leur passage et démolir toutes les cabanes pour construire une église avec le bois ainsi récupéré.
« C’est donc Morgane qui t’a sauvé la vie.
— Elle veut mes connaissances, expliqua Nimue. Sans quoi, comment sauront-ils se servir du Chaudron ? C’est pour cela que Dinas et Lavaine sont allés chez toi, Derfel. Pour retrouver Merlin. » Elle cracha dans l’étang puis reprit : « Tout se passe comme je te l’avais dit. Ils ont libéré la puissance du Chaudron et ne savent pas comment la dominer. Deux rois sont venus à Cadarn. Mordred, puis Lancelot. Il est allé là-bas cet après-midi et s’est juché sur la pierre. Et cette nuit, la morte est mariée.
— Et tu as dit aussi, lui rappelai-je avec aigreur, qu’une épée pèserait sur la gorge d’un enfant. » Et à ces mots je donnai un grand coup de lance dans l’étang peu profond tant j’avais hâte de regagner au plus vite la salle d’Ermid. Où se trouvaient mes enfants. Où se trouvait Ceinwyn. Et vers où les druides de Silurie et leurs lanciers s’étaient dirigés trois heures plus tôt.
*
Des flammes éclairaient notre chemin. Non pas les flammes qui illuminaient les noces de Lancelot avec la morte, mais de nouvelles flammes rouges qui jaillissaient dans le ciel depuis la salle d’Ermid. Nous étions au milieu de l’étang lorsque nous vîmes leurs longs reflets se briser sur l’eau noire.
Je priais Gofannon, Lleullaw, Bel, Cernunnos, Taranis, tous les Dieux, où qu’ils fussent, que l’un d’eux quittât le royaume des étoiles pour sauver ma famille. Les flammes bondissaient toujours plus haut, crachant des flammèches dans la fumée qu’emportait le vent d’ouest à travers la malheureuse Dumnonie.
Quand Nimue eut terminé son récit, nous continuâmes en silence. Issa avait les larmes aux yeux. Il s’inquiétait pour Scarach, la petite Irlandaise qu’il avait épousée, et il se demandait, comme moi, ce qu’étaient devenus les lanciers que nous avions laissés pour garder la salle. Ils étaient assurément assez nombreux pour retenir Dinas, Lavaine et leurs hommes de main. Mais les flammes suggéraient que les choses avaient pris un tout autre tour, et nous redoublâmes d’efforts.
En nous rapprochant, nous entendîmes des hurlements. Nous n’étions que six lanciers, mais je n’hésitai pas un instant et me refusai au moindre détour pour foncer dans le trou d’eau ombragé qui s’étendait juste à côté de la palissade et débarquer à deux pas du petit coracle de Dian que Gwlyddyn, le serviteur de Merlin, avait fait pour elle.
Je ne compris que plus tard comment les choses s’étaient passées cette nuit-là. Gwilym, l’homme qui commandait les lanciers restés sur place tandis que je marchais dans le nord avec Arthur, avait aperçu une lointaine fumée à l’est et avait deviné qu’il se tramait quelque chose. Il avait posté ses hommes puis avait rejoint Ceinwyn pour voir avec elle s’ils devaient rejoindre les bateaux et aller se cacher dans les marais. Ceinwyn avait refusé. Malaine, le druide de son frère, avait administré à Dian une décoction qui avait fait passer la fièvre, mais l’enfant demeurait faible. En outre, nul ne savait ce que la fumée voulait dire et aucun messager ne s’était présenté pour les avertir du danger. Ceinwyn avait préféré envoyer deux lanciers aux nouvelles et attendre à l’abri de la palissade. La nuit était tombée sans qu’elle eût reçu de nouvelles. Mais en un sens, tous en étaient soulagés car rares étaient les lanciers qui marchaient de nuit, et Ceinwyn se sentait en tout cas plus en sécurité qu’en plein jour. Depuis la palissade, ils avaient aperçu des flammes de l’autre côté de l’étang, à Ynys Wydryn, et s’étaient demandé ce que cela signifiait. Mais personne n’avait entendu approcher les cavaliers de Dinas et Lavaine dans les bois voisins.
Les cavaliers avaient mis pied à terre à une bonne distance de la salle, attaché les rênes de leurs montures aux arbres puis, profitant des nuages qui voilaient la lune, s’étaient glissés jusqu’à la palissade. Ce n’est que lorsque les hommes de Dinas et Lavaine prirent la porte d’assaut que Gwilym comprit que la salle était attaquée. Ses deux éclaireurs n’étaient pas rentrés et il n’y avait pas de gardes dans les bois. L’ennemi était déjà au pied de la palissade quand l’alerte fut donnée. La porte n’était pas bien imposante – à peine plus haute qu’un homme – et le premier rang des ennemis s’y précipita sans armures ni lances ni boucliers et parvint à l’escalader avant que les hommes de Gwilym n’aient eu le temps de se réunir. Les gardes de la porte combattirent et tuèrent, mais ces premiers assaillants furent assez nombreux à leur échapper pour débloquer la porte et ouvrir la voie aux lanciers lourdement armés de Dinas et de Lavaine. Dix de ces lanciers appartenaient à la garde saxonne de Lancelot, les autres étaient des guerriers belges qui avaient fait le serment de servir leur roi.
Les hommes de Gwilym firent de leur mieux pour se rassembler et le combat le plus farouche eut lieu devant la porte de la salle. C’est là que Gwilym lui-même gisait, mort, avec six autres de mes hommes. Six autres gisaient dans la cour, où un entrepôt était la proie des flammes, celles-là mêmes qui nous avaient éclairés pendant que nous traversions le lac et qui nous révélèrent l’horrible spectacle.
Mais la bataille n’était pas terminée. Dinas et Lavaine avaient bien concocté leur trahison, mais leurs hommes n’avaient pas réussi à enfoncer la porte de la salle et mes derniers lanciers tenaient encore le grand bâtiment. Je voyais leurs boucliers et leurs lances qui bloquaient l’arche, tandis qu’on devinait une autre lance dans l’embrasure de l’une des fenêtres hautes par où s’échappait la fumée. Deux de mes chasseurs y avaient pris position, et leurs flèches empêchaient les hommes de Dinas et Lavaine de porter le feu de l’entrepôt à la chaumière. Ceinwyn, Morwenna et Seren étaient toutes à l’intérieur, de même que Merlin, Malaine et la plupart des autres femmes et enfants qui vivaient à l’intérieur de l’enceinte. Mais ils étaient cernés par un ennemi supérieur en nombre. Et les druides ennemis avaient découvert Dian.
Dian dormait dans l’une des cabanes. Elle le faisait souvent, aimant la compagnie de sa vieille nourrice qui avait épousé mon forgeron. Peut-être était-ce son casque d’or qui l’avait fait repérer ou peut-être la farouche Dian avait-elle craché son défi à ses ravisseurs en leur promettant que son père se vengerait.
Dans sa robe noire, son fourreau vide pendant à sa hanche, Lavaine serrait Dian contre son corps. Elle se débattait de son mieux avec ses petits pieds sales qui s’agitaient sous sa robe blanche, mais Lavaine avait passé son bras gauche autour de sa taille et, de sa main droite, tenait une épée nue contre sa gorge.
Issa me retint par le bras pour m’empêcher de charger furieusement contre les hommes en armure postés devant la salle assiégée. Ils étaient une vingtaine. Je ne voyais pas Dinas, mais je soupçonnais qu’il était à l’arrière de la salle avec les autres lanciers ennemis, afin de barrer toute issue aux âmes piégées à l’intérieur.
« Ceinwyn ! lança Lavaine de sa voix caverneuse. Sortez ! Mon roi vous demande ! »
Je déposai ma lance et tirai Hywelbane. Sa lame émit un léger sifflement en frottant la gorge du fourreau.
« Sortez ! » cria de nouveau Lavaine.
Je passai les mains sur les os de porc sertis dans la garde de l’épée et priai mes dieux de me rendre terrible cette nuit-là.
« Vous préférez voir mourir votre petite morveuse ? demanda Lavaine, et la pression de la lame sur sa gorge arracha à Dian un hurlement. Votre homme est mort ! reprit Lavaine. Il est mort au Powys avec Arthur. Il ne viendra pas à votre secours. »
Issa gardait la main sur mon bras : « Pas encore, Seigneur. Pas encore », murmura-t-il.
Les boucliers qui gardaient la porte d’entrée s’ouvrirent, laissant le passage à Ceinwyn. Elle était vêtue d’un manteau noir qu’elle tenait serré autour de sa gorge.
« Reposez l’enfant, dit-elle calmement.
— L’enfant sera libéré quand vous serez venue à moi, répondit Lavaine. Mon roi exige votre compagnie.
— Votre roi ? demanda Ceinwyn. Quel roi ? »
Elle savait parfaitement de qui étaient les hommes venus cette nuit, car leurs boucliers seuls les trahissaient, mais elle ne voulait pas faciliter la tâche de Lavaine.
« Le roi Lancelot, dit Lavaine. Roi des Belges et roi de Dumnonie. »
Ceinwyn tira son manteau noir sur ses épaules : « Et qu’attend donc de moi le roi Lancelot ? »
Derrière elle, à l’arrière de la salle vaguement éclairée par l’entrepôt en flammes, j’apercevais d’autres lanciers. Ils avaient sorti les chevaux de mes écuries et observaient maintenant la confrontation entre Ceinwyn et Lavaine.
« Cette nuit, Dame, expliqua Lavaine, mon roi a pris une épouse.
— Alors il n’a aucun besoin de moi, fit Ceinwyn en haussant les épaules.
— Mais l’épouse ne saurait accorder au roi les privilèges qu’un homme attend de sa nuit de noces. C’est à vous, Dame, de lui donner son plaisir. C’est une vieille dette d’honneur que vous lui devez. En outre, ajouta Lavaine, vous êtes veuve, maintenant. Vous avez besoin d’un autre homme. »
Je me raidis, mais Issa me saisit de nouveau par le bras. L’un des gardes saxons proches de Lavaine s’agitait, Issa suggéra sans mot dire que nous attendions que l’homme fût à nouveau détendu.
Ceinwyn laissa tomber la tête quelques instants, puis la redressa : « Et si je viens avec vous, dit-elle d’une voix lugubre, vous laisserez ma fille en vie ?
— Elle vivra, promit Lavaine.
— Et tous les autres aussi ? demanda-t-elle en montrant la salle.
— Ceux-là aussi.
— Alors, relâchez ma fille, exigea Ceinwyn.
— Venez d’abord ici, répliqua Lavaine, et amenez Merlin avec vous. »
Dian le frappa de ses talons nus, mais il resserra l’épée et elle se calma. Le toit de l’entrepôt s’effondra dans une grande gerbe de flammèches et de brins de paille incandescents. Certains retombèrent sur le toit de chaume où ils rougeoyèrent faiblement. Pour l’instant, la pluie protégeait la salle, mais la toiture ne tarderait pas à s’embraser. Je le savais.
Je me raidis, prêt à charger, mais c’est alors que Merlin apparut dans le dos de Ceinwyn. Sa barbe était de nouveau tressée. Il portait son grand bâton et se tenait plus droit et plus menaçant que je ne l’avais vu depuis des années. Il passa son bras droit autour des épaules de Ceinwyn : « Laisse l’enfant, ordonna-t-il.
— Nous avons fait un charme avec votre barbe, vieillard, répondit Lavaine en hochant la tête, et vous n’avez aucun pouvoir sur nous. Mais cette nuit, nous aurons le plaisir de votre conversation tandis que notre roi aura le plaisir de la princesse Ceinwyn. Tous les deux, exigea-t-il, venez ici. »
Merlin leva son bâton et le pointa vers Lavaine : « À la prochaine lune, vous mourrez près de la mer. Toi et ton frère, vous mourrez tous les deux et vos hurlements seront portés par les vagues jusqu’à la fin des temps. Laisse filer l’enfant. »
Nimue siffla doucement derrière moi. Elle avait empoigné ma lance et retiré son œillère de cuir de son affreuse orbite creuse.
La prophétie de Merlin laissa Lavaine impassible : « À la prochaine lune, nous ferons bouillir les lambeaux de votre barbe dans du sang de taureau et livrerons votre âme aux vermisseaux d’Annwn. Tous les deux, venez ici.
— Relâchez ma fille, exigea Ceinwyn.
— Quand vous serez à ma hauteur, elle sera libre. »
Il y eut un temps de pause. Ceinwyn et Merlin discutèrent à voix basse. De l’intérieur de la salle, Morwenna cria. Ceinwyn se retourna pour parler à sa fille, puis elle prit la main de Merlin et commença à se diriger vers Lavaine :
« Pas comme cela, Dame, lança-t-il. Mon seigneur Lancelot exige que vous veniez à lui nue. Mon seigneur exige que vous alliez nue à travers la campagne et à travers la ville, et que vous entriez nue dans son lit. Vous lui avez fait honte, Dame, et cette nuit il vous rendra cette honte au centuple. »
Ceinwyn s’arrêta et le foudroya du regard. Mais Lavaine se contenta de presser la lame de son épée sur la gorge de Dian. L’enfant hoqueta de douleur. D’instinct, Ceinwyn arracha la broche qui fermait son manteau, lequel, en tombant, révéla une robe blanche toute simple.
« Retirez la robe, Dame, lui ordonna Lavaine rudement, retirez-la ou votre fille va mourir. »
Je chargeai. Je hurlai le nom de Bel et chargeai comme un fou. Mes hommes me suivirent et d’autres hommes sortirent de la salle en voyant les étoiles blanches sur nos boucliers et les queues grises sur nos casques. Nimue chargea avec nous, poussant des cris perçants et vagissants, et je vis la ligne des lanciers ennemis se retourner, le visage horrifié. Je courus droit sur Lavaine. Il me vit, me reconnut et resta cloué sur place, terrifié. Il s’était déguisé en prêtre chrétien, accrochant un crucifix autour de son cou. Il n’était pas bon, par les temps qui couraient, de chevaucher à travers la Dumnonie habillé en druide. Mais l’heure avait sonné de la mort de Lavaine et je chargeai en hurlant le nom de mon Dieu.
Un garde saxon s’interposa, sa hache scintillant à la lueur des flammes tandis qu’il la brandissait à hauteur de mon crâne. Je parai avec mon bouclier et la force du coup fit trembler mon bras. Puis je tirai Hywelbane, lui enfonçai la lame dans le ventre et la libérai dans une grande giclée d’entrailles saxonnes. Issa avait tué un autre Saxon et Sacrach, sa farouche petite Irlandaise, était sortie de la salle pour entailler un Saxon blessé avec sa lance à sangliers tandis que Nimue plongeait sa lance dans la bedaine d’un homme. Je parai un nouveau coup de lance et me débarrassai du lancier avec Hywelbane tout en cherchant désespérément des yeux où était passé Lavaine. Je le vis qui s’enfuyait avec Dian dans les bras. Il essayait de rejoindre son frère derrière la salle lorsque mes lanciers se précipitèrent pour lui barrer le chemin. Il se retourna, me vit et courut vers la porte. Il tenait Dian comme un bouclier.
« Je le veux vivant ! » grondai-je en me lançant à ses trousses dans le capharnaüm illuminé par le brasier. Un autre Saxon se jeta sur moi en grognant le nom de son Dieu, qui, par la grâce d’Hywelbane, lui resta en travers de la gorge. Issa poussa un cri et j’entendis les sabots : l’ennemi qui gardait l’arrière de la salle chargeait à cheval. Revêtu comme son frère de la robe noire des prêtres chrétiens, Dinas menait la charge, sabre au clair.
« Arrêtez-les ! » criai-je. J’entendais Dian hurler. L’ennemi était pris de panique. Ils étaient supérieurs en nombre, mais l’irruption des lanciers dans la nuit noire leur avait fait passer leur assurance. Et la sauvage Nimue, avec son orbite creuse et sa lance ensanglantée, avait dû leur apparaître comme une goule surgie d’une nuit d’épouvante pour réclamer leurs âmes. Ils fuyaient, terrorisés. Lavaine attendait que son frère fût tout près de l’entrepôt en flammes et tenait encore sa lame sur la gorge de Dian. Sifflant comme Nimue, Scarach le tenait à portée de sa lance sans oser risquer la vie de ma fille. D’autres ennemis escaladaient la palissade et certains couraient vers la porte. Quelques-uns trouvèrent la mort dans l’obscurité, entre les cabanes, mais certains s’échappèrent en courant à côté des chevaux terrifiés qui s’enfoncèrent dans la nuit.
Dinas se dirigea droit sur moi. Je levai mon bouclier, brandis Hywelbane et lançai mon défi. Mais au dernier moment, il fit faire une embardée à sa monture aux yeux blancs en lançant son épée vers moi pour se diriger vers son frère jumeau. Arrivé à hauteur de Lavaine, il se pencha de la selle et tendit le bras. Sacrach se jeta de côté pour échapper à la charge alors que Lavaine trouvait refuge dans les bras salvateurs de son frère. Il laissa tomber Dian, que je vis s’étaler par terre derrière lui. Lavaine s’accrochait désespérément à son frère, qui s’agrippait tout aussi désespérément à la selle du cheval au galop. Je leur criai de s’arrêter et de se battre, mais les jumeaux poursuivirent leur course en direction des arbres noirs où les autres survivants avaient fui. Je maudis leurs âmes. Posté à la porte, je les traitai de vermine, de couards, de créatures du démon.
« Derfel ? appela Ceinwyn dans mon dos, Derfel ? »
Je cessai mes malédictions et me retournai : « Je suis en vie, je suis en vie.
— Oh Derfel ! » fit-elle en sanglotant, et c’est alors que je la vis qui tenait Dian dans ses bras, et sa robe blanche qui n’était plus blanche, mais rouge.
Je courus les rejoindre. Dian était blottie dans les bras de sa mère. Je lâchai mon épée, retirai mon casque et m’agenouillai à côté d’elle. « Dian, murmurai-je, ma chérie ? »
Je vis l’âme vaciller dans ses yeux. Elle me vit – je suis sûr qu’elle m’a vu – et elle vit sa mère avant de mourir. Elle nous regarda, puis son âme s’envola comme un battement d’ailes dans les ténèbres, et aussi discrètement qu’une chandelle soufflée par un courant d’air. Lavaine lui avait tranché la gorge en saisissant le bras de son frère. Et son cœur abandonnait maintenant la bataille. Mais elle me vit avant de mourir. Je le sais. Elle me vit, puis elle rendit l’âme. Je passai les bras autour de son corps et de sa mère et pleurai comme un enfant.
Je pleurai toutes les larmes de mon corps pour ma petite, mon adorable Dian.
Nous avions fait quatre prisonniers. Aucun n’était blessé : un garde saxon et trois lanciers belges. Merlin les interrogea et, quand il eut fini, je les taillai en pièces. Je les massacrai. Je tuai, fou de rage, je tuai en sanglotant, ne connaissant plus que le poids d’Hywelbane et la satisfaction vide de la lame qui mordait leur chair. L’un après l’autre, sous les yeux de mes hommes, sous les yeux de Ceinwyn, sous les yeux de Morwenna et de Seren, je les massacrai tous les quatre. Quand j’eus terminé, Hywelbane dégoulinait de sang, de la pointe jusqu’à la garde, et je continuai pourtant à taillader leurs corps sans vie. Mes bras étaient couverts de sang, ma rage aurait pu inonder la terre entière, mais elle ne pouvait ramener à la vie la petite Dian.
Je voulais d’autres hommes à tuer, mais les blessés de l’ennemi avaient déjà eu la gorge tranchée. Et, faute de pouvoir assouvir ma soif de vengeance, c’est couvert de sang que je me dirigeai vers mes filles terrifiées pour les serrer dans mes bras. Pas plus qu’elles, je ne pouvais m’arrêter de pleurer. Je les serrai contre moi comme si ma vie dépendait de la leur, puis je les portai à l’endroit où Ceinwyn continuait de dorloter le cadavre de Dian. Je desserrai délicatement les bras de Ceinwyn afin d’y placer ses enfants vivants et pris le petit corps de Dian pour le porter jusqu’à l’entrepôt en feu. Merlin vint avec moi. Il toucha de son bâton le front de la petite puis me fit un signe de tête. Il était temps, dit-il, de laisser l’âme de Dian franchir le pont des épées. Je commençai par déposer un baiser sur son front, l’allongeai sur le sol puis, à l’aide de mon poignard, coupai une mèche de ses cheveux d’or que je rangeai soigneusement dans ma bourse. Cela fait, je la repris dans mes bras, l’embrassai une dernière fois et lançai son cadavre dans les flammes où ses cheveux et sa petite robe blanche s’embrasèrent aussitôt.
« Alimentez le feu, cria Merlin à mes hommes, alimentez-le ! »
Ils démolirent une petite cabane pour faire du feu une fournaise qui réduirait en cendres le corps de Dian. Son âme était déjà en route pour rejoindre son corps spectral dans les Enfers. Les flammes de son bûcher funéraire se déchaînèrent dans les ténèbres. Je m’agenouillai devant les flammes, l’âme ravagée, anéanti. Merlin me releva :
« Nous devons y aller, Derfel.
— Je sais. »
Il m’embrassa, me serrant comme un père dans ses longs bras puissants : « Si seulement j’avais pu la sauver, murmura-t-il.
— Vous avez essayé, dis-je, tout en me maudissant de m’être attardé à Ynys Wydryn.
— Viens, reprit Merlin, nous avons une longue route à parcourir d’ici l’aube. »
Nous prîmes le peu de choses que nous pouvions emporter. J’abandonnai mon armure ensanglantée et pris ma belle cotte de mailles avec ses franges d’or. Seren fourra trois chatons dans une sacoche de cuir, Morwenna prit une quenouille et un balluchon de vêtements, et Ceinwyn un sac de vivres. Nous étions quatre-vingts au total : les lanciers, leurs familles, les serviteurs et les esclaves. Tous avaient jeté quelque souvenir dans le bûcher : la plupart, un bout de pain ; mais Gwlyddyn, le serviteur de Merlin, avait jeté aux flammes le coracle de Dian afin de lui permettre de pagayer sur les cours d’eau et les lacs des Enfers.
Marchant aux côtés de Merlin et de Malaine, le druide de son frère, Ceinwyn demanda ce que devenaient les enfants aux Enfers : « Ils jouent, répondit Merlin avec toute son autorité d’antan. Ils jouent sous les pommiers en vous attendant.
— Elle sera heureuse », dit Malaine pour la rassurer. C’était un grand jeune homme maigre et au dos voûté, qui portait l’ancien bâton de Iorweth. Il avait l’air choqué par l’horreur de la nuit et, visiblement, la robe crasseuse et éclaboussée de sang de Nimue le mettait mal à l’aise. Elle avait perdu son œillère et son effroyable chevelure pendait raide et souillée.
Une fois rassurée sur le destin de Dian, Ceinwyn me rejoignit. J’étais encore terrassé de douleur, me reprochant de m’être arrêté pour voir la cérémonie de mariage de Lancelot, mais Ceinwyn avait retrouvé son calme : « C’était son destin, Derfel, et elle est heureuse maintenant. » Elle me prit par le bras. « Et tu es en vie. Ils prétendaient que vous étiez morts. Tous les deux, toi et Arthur.
— Il vit », lui assurai-je. Je marchai en silence, suivant les robes blanches des deux druides. « Un jour, dis-je au bout d’un instant, je retrouverai Dinas et Lavaine et leur mort sera terrible. »
Ceinwyn me serra le bras : « Nous étions tous si heureux. » Elle s’était remise à sangloter et je cherchai les mots qui pourraient la consoler, sans parvenir à expliquer pourquoi les Dieux s’étaient emparés de Dian. Derrière nous, les flammes et la fumée de la salle d’Ermid s’élevaient en tourbillonnant vers les étoiles. Le chaume s’était enfin embrasé. Toute notre vie n’était plus que cendres.
Nous suivîmes un sentier sinueux au bord de l’étang. La lune avait disparu derrière les nuages pour jeter une lumière argentée sur les roseaux, les saules et les eaux peu profondes et ridées du lac. Nous nous dirigions vers la mer, mais je n’avais guère réfléchi à ce que nous ferions une fois arrivés sur la côte. Les hommes de Lancelot ne manqueraient pas de se lancer à notre recherche et il nous fallait nous trouver un lieu sûr.
Avant de me laisser les trucider, Merlin avait interrogé les prisonniers, et il confia maintenant à Ceinwyn ce qu’il avait appris. Pour l’essentiel, nous le savions déjà. Le bruit courait que Mordred avait trouvé la mort en chassant, tandis que l’un des prisonniers avait prétendu que le roi avait été assassiné par le père d’une fille qu’il avait violée. La rumeur courait aussi qu’Arthur était mort, et Lancelot s’était proclamé roi de Dumnonie. Les chrétiens lui avaient fait bon accueil, convaincus que Lancelot était leur nouveau Jean-Baptiste : l’homme qui avait annoncé la première venue du Christ, tout comme Lancelot présageait maintenant la seconde.
« Arthur n’est pas mort, dis-je avec aigreur. Ils voulaient qu’on le croie, et faire croire que j’étais mort avec lui, mais ils ont échoué. Et si j’ai vu Arthur il y a tout juste trois jours, comment Lancelot a-t-il pu apprendre sa mort aussi vite ?
— Il n’a rien appris du tout, répondit Merlin d’un ton calme. Il l’espérait, c’est tout.
— C’est encore un coup de Sansum et de Lancelot, fis-je en crachant. Lancelot a probablement comploté la mort de Mordred pendant que Sansum préméditait la nôtre. Maintenant, Sansum a son roi chrétien et Lancelot a la Dumnonie.
— Sauf que tu es vivant, fit Ceinwyn d’une voix calme.
— Et qu’Arthur est vivant, dis-je. Et si Mordred est mort, le trône revient à Arthur.
— Uniquement s’il vainc Lancelot, trancha Merlin.
— Bien sûr qu’il vaincra Lancelot, répondis-je avec mépris.
— Mais Arthur est affaibli, me prévint doucement Merlin. Quantité de ses hommes ont été tués. Tous les gardes de Mordred sont morts, de même que tous les lanciers de Caer Cadarn. Cei et ses hommes ont trouvé la mort à Isca ou, s’ils ne sont pas morts, ils sont en fuite. Les chrétiens se sont soulevés, Derfel. Et j’apprends qu’ils ont marqué leurs maisons du signe du poisson, et que toutes les maisons qui ne portaient pas cette marque ont vu leurs habitants massacrés. » Il fit quelques pas dans un silence lugubre. « Ils nettoient la Bretagne pour la venue de leur Dieu.
« Mais Lancelot n’a pas tué Sagramor, dis-je, espérant ne pas me tromper. Et Sagramor conduit une armée.
— Sagramor vit, m’assura Merlin, avant de lâcher la pire nouvelle de cette terrible nuit, mais Cerdic l’a attaqué. Il me semble, poursuivit-il, que Lancelot et Cerdic ont bien pu se mettre d’accord pour se partager la Dumnonie. Cerdic s’emparera des terres frontalières et Lancelot régnera sur le reste du territoire. »
Je ne trouvais rien à dire. Tout cela me paraissait incompréhensible. Cerdic vadrouillait en Dumnonie ? Et les chrétiens s’étaient soulevés pour faire de Lancelot leur roi ? Et tout cela s’était fait si vite, en quelques jours, sans aucun signe précurseur avant mon départ.
« Mais si, il y a eu des signes, fit Merlin, comme s’il lisait dans mes pensées. Il y a eu des signes, mais aucun de nous ne les a pris au sérieux. Qui s’est inquiété en voyant une poignée de chrétiens peindre le poisson sur le mur de leurs maisons ? Qui a remarqué leurs débordements ? Nous nous sommes habitués aux rodomontades de leurs prêtres au point de ne plus prêter attention à ce qu’ils disaient. Et qui, parmi nous, croit que leur Dieu va venir en Bretagne dans quatre ans ? Il y avait des signes tout autour de nous, Derfel, et nous n’avons pas voulu les voir. Mais ce n’est pas cela qui a causé cette horreur.
— C’est Sansum et Lancelot.
— C’est le Chaudron. Quelqu’un s’en est servi, Derfel, et son pouvoir se déchaîne sur le pays. Je soupçonne Dinas et Lavaine de l’avoir fait, mais ils ne savent pas le maîtriser et ils ont répandu son horreur. »
Je continuai à marcher en silence. On apercevait la mer de Severn, maintenant : un flot noir argenté grouillant sous une lune à son décours. Ceinwyn sanglotait doucement. Je la pris par la main : « J’ai découvert, lui dis-je en essayant de l’arracher à son chagrin, j’ai découvert qui est mon père. Pas plus tard qu’hier.
— Ton père est Aelle, fit Merlin d’un ton placide.
— Comment le savez-vous ? fis-je en le considérant.
— C’est dans ton visage, Derfel, dans ton visage. Cette nuit, quand tu es arrivé à la porte, il aurait suffi d’une pelisse noire d’ours pour qu’on te confonde avec lui. » Il me sourit. « Je me souviens du petit garçon à la mine grave, avec toutes ses questions et ses froncements de sourcils, puis cette nuit tu es arrivé comme un guerrier des Dieux, une chose terrifiante de fer et d’acier, avec ton panache et ton bouclier.
— C’est vrai ? me demanda Ceinwyn.
— Oui », avouai-je, craignant sa réaction.
Je n’avais rien à craindre : « Alors Aelle doit être un très grand homme, Seigneur Prince », fit-elle d’un ton ferme en me gratifiant d’un sourire triste.
Arrivés sur la côte, nous obliquâmes vers le nord. Nous n’avions nulle part où aller, si ce n’est vers le Gwent et le Powys, où la folie ne s’était pas encore propagée, mais notre chemin de sable se perdait sous la marée montante qui ridait une grande étendue de boue. À notre gauche, la mer ; à notre droite, les marais d’Avalon : je crus que nous étions pris au piège, mais Merlin nous dit de ne pas nous inquiéter.
« Reposez-vous, dit-il. L’aide ne va pas tarder. » Il se tourna vers l’est : au-delà des marais, on voyait poindre au-dessus des collines les premières lueurs de l’aube. « L’aurore, annonça-t-il, et lorsque le soleil sera plein, les secours viendront. » Il s’assit pour jouer avec Seren et ses chatons. Nous nous allongeâmes sur le sable, nos paquets à côté de nous, tandis que Pyrlig, notre barde, entonnait le chant préféré de Dian, le Chant d’amour de Rhiannon. Un bras passé autour de Morwenna, Ceinwyn sanglotait. Je fixai la houle grise et rêvai de vengeance.
Le soleil se levait, annonciateur d’une nouvelle et belle journée d’été sur la Dumnonie, sauf que ce jour-là les cavaliers avec leurs cuirasses d’acier écumaient la campagne à notre recherche. Enfin, quelqu’un s’était servi du Chaudron, les chrétiens s’étaient rassemblés sous l’étendard de Lancelot, l’horreur se répandait à travers le pays, et toute l’œuvre d’Arthur était assiégée.
*
Les hommes de Lancelot n’étaient pas les seuls à nous rechercher ce matin-là. Les villages des marais avaient su ce qui s’était passé dans la salle d’Ermid, de même qu’ils avaient eu vent de la macabre cérémonie chrétienne d’Ynys Wydryn. Et les ennemis des chrétiens étaient les amis des habitants des marais : leurs bateliers, leurs traqueurs et leurs chasseurs ratissaient les marécages à notre recherche.
Ils nous retrouvèrent deux heures après le lever du soleil et nous conduisirent au nord, à travers les sentiers des marais où aucun ennemi n’oserait s’aventurer. À la tombée de la nuit, nous étions sortis des marais et nous rapprochions de la ville d’Abona où des bateaux prenaient la mer vers la côte silurienne avec leurs cargaisons de grains, de poteries, d’étain et de plomb. Une bande d’hommes de Lancelot gardait les quais romains qui bordaient le port fluvial, mais son armée était dispersée, et il n’y avait pas plus de vingt lanciers pour surveiller les navires. Et la plupart étaient ivres après avoir pillé une cargaison d’hydromel. Nous n’en épargnâmes aucun. La mort avait déjà frappé dans la ville, car nous retrouvâmes les corps d’une douzaine de païens sur la berge. Les fanatiques chrétiens qui avaient massacré les nôtres étaient déjà repartis, ils avaient filé rejoindre l’armée de Lancelot, et les habitants restés en ville se terraient, apeurés. Ils nous racontèrent ce qui s’était passé, jurant qu’ils n’étaient pour rien dans ces massacres, puis remirent la barre à leurs portes, qui toutes portaient la marque du poisson. Le lendemain matin, à la marée montante, nous fîmes voile vers Isca, en Silurie, le fort de l’Usk dont Lancelot avait autrefois fait son palais lorsqu’il avait hérité à contrecœur du trône silurien. Ceinwyn s’assit à côté de moi sur les dalots :
« C’est étrange de voir comment les guerres vont et viennent avec les rois.
— Comment ça ?
— Uther est mort, fit-elle dans un haussement d’épaules, et il n’y a eu que des carnages jusqu’au jour où Arthur a tué mon père et où nous avons eu la paix. Puis Mordred est monté sur le trône et nous avons de nouveau la guerre. C’est comme les saisons, Derfel. La guerre va et vient. » Elle appuya la tête sur mon épaule : « Que va-t-il se passer maintenant ?
— Les filles et toi, vous allez dans le nord, à Caer Sws. Moi je vais rester et me battre.
— Arthur va-t-il combattre ?
— Si Guenièvre a été tuée, il se battra jusqu’à ce qu’il ne reste plus un seul ennemi en vie. »
Nous n’avions aucune nouvelle de Guenièvre, mais avec les chrétiens en maraude en Dumnonie, il était peu probable qu’elle eût été épargnée.
« Pauvre Guenièvre, fit Ceinwyn, et pauvre Gwydre. » Elle aimait beaucoup le fils d’Arthur.
Nous débarquâmes sur les rives de l’Usk, enfin en sécurité sur le territoire de Meurig. De là, nous rejoignîmes Burrium, la capitale du Gwent. Le Gwent était un pays chrétien, mais il n’avait pas été contaminé par la folie qui avait balayé la Dumnonie. Le Gwent avait déjà un roi chrétien, et peut-être cela suffisait-il à apaiser son peuple. Meurig rejeta la faute sur Arthur : « Il aurait dû réprimer le paganisme !
— Pourquoi donc, Seigneur Roi ? Il est lui-même païen.
— La vérité du Christ est d’une lumière aveuglante, j’aurais dû y penser, fit Meurig. Si un homme ne sait lire les courants de l’histoire, il ne saurait s’en prendre qu’à lui-même. L’avenir est au christianisme, Seigneur Derfel. Le paganisme appartient au passé.
— Vous parlez d’un avenir, dis-je avec mépris, si l’histoire se termine dans quatre ans.
— Se termine ! Non, elle commence ! Lorsque le Christ reviendra, Seigneur Derfel, les jours de gloire arriveront ! Nous serons tous rois, tous joyeux, tous bénis !
— Sauf nous, les païens.
— Naturellement. Il faut bien alimenter l’Enfer. Mais il vous reste encore un peu de temps pour accepter la vraie foi. »
Ceinwyn et moi déclinâmes son invitation au baptême. Le lendemain matin, elle partit pour le Powys avec Morwenna, Seren et les autres femmes et enfants. Les lanciers embrassèrent leurs familles et nous les regardâmes s’éloigner dans le nord. Meurig leur donna une escorte, et je dépêchai six de mes hommes avec l’ordre de rentrer sitôt que les femmes seraient en sécurité sous la garde de Cuneglas. Malaine, le druide du Powys, les accompagna, mais Nimue et Merlin, dont la quête du Chaudron était redevenue aussi pressante que sur la Route de Ténèbre, restèrent avec nous.
Le roi Meurig nous tint compagnie jusqu’à Glevum. La ville était dumnonienne, mais juste à la frontière du Gwent, et ses murs de bois et de terre gardaient le pays de Meurig. Assez judicieusement, il y avait déjà mis en garnison ses propres lanciers afin de s’assurer que les tumultes de la Dumnonie ne gagnent pas le nord. Il nous fallut une demi-journée pour rejoindre Glevum et là, dans la grande salle romaine, où s’était tenu le dernier Grand Conseil du roi Uther, je trouvai le reste de mes hommes, les hommes d’Arthur et Arthur lui-même.
Il me vit entrer dans la salle et il en parut si sincèrement soulagé que j’en eus les larmes aux yeux. Mes lanciers, ceux qui avaient suivi Arthur tandis que j’allais dans le sud chercher ma mère, poussèrent des hourras, et les minutes qui suivirent furent une grande explosion de retrouvailles et d’échanges de nouvelles. Je leur parlai de la salle d’Ermid et leur donnai le nom des hommes qui étaient morts tout en leur assurant que leurs femmes vivaient encore. Puis je regardai Arthur : « En revanche, ils ont tué Dian.
— Dian ? fit-il d’un air d’abord incrédule.
— Dian, »
Et les larmes de chagrin jaillirent à nouveau. Arthur m’entraîna hors de la salle et, passant son bras droit sur mes épaules, me dirigea vers les remparts de Glevum, où les lanciers en manteau rouge de Meurig occupaient toutes les plates-formes de combat. Il me pria de lui raconter à nouveau toute l’histoire, depuis l’instant où je l’avais quitté jusqu’au moment où nous avions embarqué à Abona. « Dinas et Lavaine. » Il prononça leurs noms avec aigreur et fit siffler la lame grise d’Excalibur. « Ta vengeance est la mienne », dit-il solennellement, avant de remettre l’épée au fourreau.
Pendant un moment, il ne dit mot, se bornant à se pencher au sommet du mur pour scruter la large vallée, au sud de Glevum. Elle avait l’air si paisible. Le temps des foins approchait et les coquelicots brillaient parmi les champs de blé.
« As-tu des nouvelles de Guenièvre ? »
Arthur avait brisé le silence, mais sur un ton proche du désespoir.
« Non, Seigneur. »
Il frissonna, puis reprit le dessus : « Les chrétiens la haïssent, dit-il à voix basse, puis, en un geste inhabituel de sa part, il toucha le fer de la garde d’Excalibur pour conjurer le mal.
— Seigneur, fis-je d’un ton qui se voulait rassurant. Elle a des gardes. Et son palais est au bord de la mer. Elle se serait enfuie en cas de danger.
— Vers où ? En Brocéliande ? Mais imagine que Cerdic ait dépêché des vaisseaux ? »
Il ferma les yeux quelques secondes, puis hocha la tête : « Nous en sommes réduits à attendre des nouvelles. »
Je l’interrogeai sur Mordred, mais il n’en savait pas plus que nous : « Je soupçonne qu’il est mort, dit-il d’une voix lugubre, car s’il s’était échappé il nous aurait rejoints à l’heure qu’il est. »
Il avait des nouvelles de Sagramor, et ces nouvelles étaient mauvaises : « Cerdic a frappé fort. Caer Ambra est tombé, Calleva est rayée de la carte et Corinium assiégée. Elle devrait encore tenir quelques jours, car Sagramor s’est débrouillé pour y mettre deux cents lances de plus en garnison, mais leurs provisions seront épuisées d’ici la fin du mois. Il semble que nous ayons de nouveau la guerre. »
Il partit d’un bref et rauque éclat de rire.
« Tu avais raison sur le compte de Lancelot, n’est-ce pas ? Et moi, j’ai été aveugle. Je le prenais pour un ami. »
Je ne dis mot, mais me contentai de lui jeter un coup d’œil. Et, à ma grande surprise, je vis qu’il avait les tempes grisonnantes. Il me semblait jeune encore mais je songeai que, si quelqu’un le croisait pour la première fois, il lui ferait l’impression d’un homme mûr.
« Comment Lancelot a-t-il pu faire entrer Cerdic en Dumnonie, demanda-t-il avec colère, ou encourager les chrétiens dans leur folie ?
— Parce qu’il veut être roi de Dumnonie et qu’il a besoin de leurs lances. Et Sansum veut être son premier conseiller, son trésorier royal, et tout ce qui va avec.
— Tu crois vraiment que Sansum a comploté notre mort au sanctuaire de Cadoc ? fit-il dans un frisson.
— Qui d’autre ? »
C’était Sansum, à ma connaissance, qui le premier avait associé le poisson du bouclier de Lancelot au nom du Christ, Sansum qui avait encouragé la ferveur de la communauté chrétienne excitée afin de porter Lancelot sur le trône de la Dumnonie. Je doutais qu’il crût vraiment à la venue imminente de son Christ, mais il avait soif de pouvoir, et Lancelot était son candidat à la royauté en Dumnonie. S’il parvenait à conserver le trône, toutes les rênes du pouvoir seraient concentrées entre les griffes du Seigneur des Souris.
« C’est un dangereux petit salaud, fis-je d’un ton vindicatif. Nous aurions dû le tuer il y a dix ans.
— Pauvre Morgane, soupira Arthur avant de faire la moue Quelle erreur avons-nous commise ?
— Nous ? fis-je indigné. Nous ? Aucune !
— Nous n’avons jamais compris ce que voulaient les chrétiens, mais qu’aurions-nous pu faire si nous l’avions compris ? Ils ne furent jamais prêts à accepter autre chose qu’une victoire absolue.
— Nous n’y sommes pour rien. C’est la faute du calendrier. C’est l’approche de l’an 500 qui les a rendus fous.
— J’avais espéré que nous avions détourné la Dumnonie de cette folie, reprit-il à voix basse.
— Vous leur avez donné la paix, Seigneur, et la paix leur a laissé le loisir de cultiver leur folie. Si nous avions combattu les Saxons tout au long de ces années, ils auraient épuisé leurs énergies dans la bataille et la survie. Au lieu de quoi, nous leur avons donné l’occasion de fomenter leurs idioties.
— Mais que faire, maintenant ? demanda-t-il dans un haussement d’épaules.
— Maintenant ? Nous battre !
— Avec quoi ? fit-il, amer. Sagramor a Cerdic sur les bras. Cuneglas nous enverra des lances, j’en suis sûr, mais Meurig ne voudra pas se battre.
— Comment ? m’écriai-je, alarmé. Mais il a prêté le serment de la Table Ronde ! »
Arthur esquissa un sourire triste.
« Comme ils nous hantent, ces serments, Derfel. Et en ces tristes jours, il me semble que les hommes les prennent bien à la légère. Lancelot a juré, lui aussi, n’est-ce pas ? Mais Meurig prétend que la mort de Mordred n’est pas un casus belli. » Il prononça les mots latins avec amertume, et je me souvins d’avoir entendu les mêmes mots dans la bouche de Meurig avant Lugg Vale, et Culhwch tourner en dérision l’érudition du roi en transformant le latin royal en « caca-boudin ».
« Culhwch viendra.
— Se battre pour le pays de Mordred ? J’en doute.
— Se battre pour vous, Seigneur. Car si Mordred est mort, vous êtes roi.
— Roi de quoi ? fit-il avec un sourire amer. De Glevum ? demanda-t-il dans un grand éclat de rire. Je peux compter sur toi et sur Sagramor. J’ai tout ce que Cuneglas me donne, mais Lancelot a la Dumnonie et il a Cerdic. »
Il fit quelques pas en silence et m’adressa un sourire en coin : « Nous avons un autre allié, mais il n’est guère un ami. Aelle a profité de l’absence de Cerdic pour reprendre Londres. Peut-être que Cerdic et lui vont s’entre-tuer ?
— Aelle sera tué par son fils, non par Cerdic.
— Quel fils ? demanda-t-il en me lançant un regard perplexe.
— C’est une malédiction. Le fils d’Aelle, c’est moi. »
Il resta cloué sur place et me dévisagea pour s’assurer que je ne plaisantais pas : « Toi ?
— Moi, Seigneur.
— Vraiment ?
— Sur l’honneur, Seigneur. Je suis le fils de votre ennemi. »
Il me regarda fixement et se mit à rire. D’un rire authentique et irrépressible, qui se termina dans les larmes, qu’il essuya tout en secouant la tête tant le fait lui paraissait cocasse : « Cher Derfel ! Si seulement Uther et Aelle savaient ! » Uther et Aelle, les ennemis jurés, dont les fils étaient devenus amis.
Le destin est inexorable.
« Peut-être Aelle est-il au courant, dis-je, en me souvenant du ton doucement réprobateur sur lequel il m’avait reproché d’avoir oublié Erce.
— Que nous le voulions ou non, reprit Arthur, il est notre allié, maintenant. À moins que nous ne renoncions à nous battre.
— Renoncer à nous battre ? me récriai-je,
— Parfois, fit Arthur d’un air songeur, je ne souhaite qu’une chose : retrouver Guenièvre et Gwydre pour m’installer dans une petite maison où nous pourrions vivre en paix. J’ai même voulu faire le serment, Derfel, que si les Dieux me rendaient ma famille, je cesserais de les tracasser. Je m’installerai dans une maison comme celle que tu avais au Powys, tu te souviens ?
— Cwm Isaf ? fis-je, en me demandant comment Arthur pouvait imaginer un seul instant que Guenièvre pourrait se plaire en un pareil endroit.
— Exactement comme Cwm Isaf, dit-il d’un air désenchanté. Une charrue, des champs, un fils à élever, un roi à respecter et des chants, le soir, au coin du feu. »
Il se retourna pour scruter de nouveau l’horizon. À l’est de la grande vallée se dressaient des collines vertes et escarpées, et les hommes de Cerdic n’étaient pas bien loin de ces sommets. « Je suis las de tout cela », confia Arthur. L’espace d’un instant, il parut au bord des larmes. « Pense à tout ce que nous avons réalisé, Derfel. Toutes ces routes, ces palais de justice, ces ponts, tous les litiges que nous avons tranchés, toute la prospérité que nous avons assurée, et voilà que la religion a tout détruit ! La religion ! » Il cracha par-dessus les remparts. « La Dumnonie vaut-elle qu’on se batte pour elle ?
— L’âme de Dian le vaut bien, et tant que Dinas et Lavaine seront en vie je ne connaîtrai pas la paix. Et je prie, Seigneur, que nous n’ayons pas d’autres morts pareilles à venger, mais vous devez tout de même vous battre. Si Mordred est mort, vous êtes roi. Et s’il est vivant, nous avons nos serments.
— Nos serments ! lâcha-t-il avec rancœur, et je suis certain qu’il pensait aux paroles que nous avions échangées au-dessus de la mer, tout près de l’endroit où Iseult allait mourir. Nos serments ! »
Nos serments étaient tout ce que nous avions désormais, car les serments étaient nos guides dans les temps de chaos. Et la Dumnonie avait sombré dans le chaos. Car quelqu’un avait répandu la puissance du Chaudron et son horreur menaçait de nous engloutir. Tous.